Une morale provisoire pour résoudre le problème de l'incertitude morale ?

Modifié par Estelledurand

Notre rapport à la morale est tout d'abord dogmatique. L'éducation que nous avons reçue de nos parents, de nos maîtres, sous l'influence du milieu social dans lequel nous avons grandi et longtemps vécu, nous incite voire nous force à nous conformer aux préceptes moraux qui nous ont été inculqués et qui y ont ordinairement cours, sans les discuter, et à les considérer par conséquent comme des vérités immédiates et données. La société dans laquelle nous vivons nous livre une morale : elle attend de nous que nous en apprenions les codes, et que nous nous y conformions dans notre conduite. S'en écarter, c'est alors courir le risque de l'opprobre, d'une condamnation sans autre forme de procès, manifestant par là une certaine violence du jugement moral ainsi compris.

Ce dogmatisme moral soulève toutefois une série de difficultés.

Premièrement, les sociétés occidentales modernes se sont progressivement développées, depuis le XVIe siècle, comme des sociétés ouvertes et multiculturelles, dans lesquelles coexistent désormais, entre des groupes sociaux différents, ou parfois à l'intérieur d'un même groupe social, des systèmes de valeurs et des mœurs de natures différentes, et partant des morales potentiellement divergentes, voire contradictoires entre elles.  

Exposés à cette diversité de mœurs et de systèmes de valeurs, les individus modernes se voient ouvrir ainsi la possibilité de décider librement de changer leurs mœurs et d'adopter un système de valeurs différent de celui de leur milieu social d'origine, ou de l'éducation morale qu'ils avaient tout d'abord reçue.

Deuxièmement et par voie de conséquence, on en vient nécessairement à se demander quelle moralité il pourrait y avoir dans nos conduites, si celles-ci n'étaient que l'exécution mécanique des injonctions qui nous ont été inculquées. Pour reprendre la formule du philosophe Alain, si "penser, c'est dire non", ne faut-il pas, pour penser et choisir de façon libre et légitimement fondée sa propre conduite morale, s'affranchir de cette morale coutumière ?

Mais, dès lors, cet éveil de la raison ne risque-t-il pas de nous conduire au relativisme moral, puis au scepticisme

Troisièmement, les circonstances de la vie sont parfois imprévisibles et nous peuvent nous placer dans des situations totalement inédites, dans lesquelles aucun des préceptes moraux qui nous ont été inculqués ou que nous avons délibérément choisis, ou encore dont nous avons simplement connaissance, ne paraît applicable.

En vue de pouvoir faire face à ce genre de situations, ne devrions-nous pas nous doter de règles d'action spécialement conçues pour nous permettre de décider et d'agir en situation de totale incertitude, dans l'attente de pouvoir découvrir des principes moraux plus certains et plus vrais,  qui nous conduiraient peut-être à la réviser ou à l'abandonner au profit de vérités morales plus hautes et plus solides ?

Dès lors, une telle morale provisoire ne serait-elle pas non seulement utile mais indispensable, voire, en dernière instance, la seule morale effectivement possible, car la seule susceptible de nous permettre de faire face de façon acceptable aux incertitudes présentes de la vie, du fait même de son caractère provisoire, faute de pouvoir trouver la morale définitive et vraie, toujours remise à un avenir indéterminé et qui, peut-être, jamais n'adviendra ?

Reste qu'une telle morale provisoire pourrait apparaître elle-même comme bien incertaine et bien fragile : peut-on la fonder philosophiquement, de telle sorte qu'elle puisse être plus ou autre chose qu'une simple morale de circonstance, ou qu'un viatique purement formel ? Faut-il l'interpréter comme une morale par défaut, que nous nous donnerions faute de mieux, et partant toujours nécessairement insuffisante, ou comme une morale par excès, seule susceptible de dépasser les limites de toute morale dogmatique, dont le caractère véritablement définitif peut toujours être interrogé ?

Étrange objet philosophique que cette morale provisoire, dont la faiblesse, son caractère provisoire, fait en même temps la force, et la force la faiblesse.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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